Budget contributif : déploiement, et questions pratiques

Bonjour,

On est en train d’étudier dans notre organisation, Babel.coop, la mise en place d’un budget contributif.

J’ai quelques questions concrètes qui me viennent à l’esprit.

Supposons qu’on ait un budget contributif de 1000 € au 1er janvier.

Disons qu’au bout de 3 mois, il est épuisé (en utilisant les règles d’optéos).

Que se passe t’il pour celui ou celle qui prend le projet d’écrire un article de blog et qui veut se rétribuer ? Est-ce que la personne renonce à se rétribuer par manque de budget contributif et le fait en bénévole ? Est-ce qu’elle se rétribue disons 50€ et le budget passe en dette ? C’est à dire qu’elle pourra être payée quand le budget repassera en positif ?

Sinon, autre question, est-ce que ça n’incite pas les personnes à diminuer leurs contributions, si on fixe que le budget ne peut pas passer en dette ? Je veux écrire un article de blog, je veux me rétribuer, mais je peux pas puiser sur le budget, donc je dépriorise la tâche si je devais le faire en « bénévole » à cause d’autres activités concurrentes rémunératrices, et j’attends que le budget se remplisse…

Voilà, j’en aurais probablement d’autres en cours de route :slight_smile:

Merci !

Bonjour Samir, j’adore ces questions :grinning: d’autant plus que je viens de me la poser pas plus tard qu’hier. Pour te répondre, je vais faire un peu long car je me saisis de ta question pour écrire sur ce sujet, envie que j’avais depuis un moment.

Mon expérience à Opteos sur ta question

Je suis à Opteos et j’ai fait une contribution (formation) dans le cercle Tech de la coopérative. Ils ont un fichier excel en ligne (Google Sheets) pour noter ses contributions et rétributions souhaitées. Sur ce fichier est indiqué le budget et le total des montants actuellement déclarés.

Très librement, j’ai déclaré mes contributions et demandes de rétribution sachant quand dans le cadre de contributions qui sont des ateliers/formations, une grille de rétribution a été mis en place. Puis est venu le moment de me faire réellement réglé. Et là j’ai été pris d’un doute : j’ai déclaré librement le montant sans trop bien mesurer l’impact sur le budget global du cercle. Et pour aller plus loin : sans réellement savoir si d’ici la fin de l’année je ne suis pas en train de couper l’herbe sous le pied de contributions qui seraient plus importantes.

Pour me sortir de cette impasse j’ai donc posé la question sur le tchat de la messagerie Opteos dans le canal de discussions du cercle et j’ai été rassuré par le coordinateur du cercle. Il m’a précisé

Pas de validation à posteriori des rétributions, tant qu’il reste du budget et que tu détailles ta contribution c’est tout bon

Ce que je retiens dans cette expérience et qui pourrait t’aider c’est :

  1. Le budget contributif doit avoir des règles d’usage. Une des règles découverte : chaque contributeur est libre de se rétribuer dans la limite du budget disponible. Par contre la règle que je ne connais pas encore : c’est comment se fait-on accepter comme contributeur ? Dans mon cas, on m’a sollicité. Mais si j’avais été pro-actif comme écrire un article, je ne sais pas.
  2. Le budget contributif doit être coordonné. Premièrement pour permettre au contributeur de savoir où poser des questions quand il se trouve face à un cas de conscience et sentir qu’il fait les choses avec justesse. Cette coordination, selon moi, a un autre rôle : contrôler l’usage du budget pour s’assurer que le restant permettra à minima de mener les tâches essentielles.
  3. L’importance de la coresponsabilité : nous ne sommes jamais seul dans un budget contributif. Il y a donc d’autres contributeurs. Tout comme moi, ils ont accès au journal des contributions. Ils ont aussi des envies et une connaissance plus ou moins importante de son utilisation ou des priorités. Chacun, à son niveau, a donc la responsabilité d’alerter selon le regard qu’il porte sur le budget sur des rétributions qui lui semblent abusives par rapport aux priorités que le budget devrait soutenir. Cela reboucle ainsi au niveau de la coordination du budget.
  4. Toutes ces questions que se poseront les contributeurs sont un élément essentiel dans l’accompagnement d’entrepreneurs ou de personnes qui souhaitent fonctionner de plus en plus en auto-gestion. Elles amènent chacun à se poser des questions sur son rapport à l’argent, sur la valeur qu’il donne à son savoir-faire, sur la valeur qu’il donne à ses actions dans le cadre d’un collectif. Elles développement l’autonomie dans un cadre d’interdépendance.

Donc pour revenir à tes questions je dirais que le cas d’une budget épuisé au bout de 3 mois ne devrait pas arriver. Si c’est le cas il est alors révélateur de fonctionnements collectifs qu’il faut aller questionner : peut-être que le périmètre du budget n’est pas assez précis ? peut-être que son objectif est mal partagé ? peut-être que les contributeurs ne sont pas encore bien imprégnés de la façon de faire avec un budget contributif ? Peut-être … ?

La rétribution à priori des contributions

Maintenant je vais te témoigner d’une autre façon de fonctionner vécue dans une couveuse associative et en cours d’expérimentation. La rétribution est décidée à priori (avant réalisation des contributions) car le contexte s’y prête mieux. Peut-être cela pourra t’inspirer.

Nous sommes une couveuse de 10 membres et elle est entièrement auto-gérée. Après quelques années de fonctionnement, nous avons remarqué que 2 personnes contribuaient à l’essentiel des tâches nécessaires à son fonctionnement. L’une d’elles a exprimé son sentiment d’injustice par rapport à tout le temps passé à ces tâches. Ce sentiment a été traité collectivement et a permis aussi bien au collectif de conscientiser l’importance de ses tâches et à la personne de conscientiser ce que mener ces tâches lui apportent naturellement. A la fin une décision a été prise : consacrer un budget aux rôles essentiels pour le fonctionnement de la couveuse.

Le budget ne pouvait couvrir réellement le temps consacré par ces personnes mais la discussion collective a permis à chacun de conscientiser d’autres formes de contreparties, rendant la chose juste. Quelles règles avons-nous mis alors en place ?

  1. Les tâches ont été réparties sur 3 rôles essentiels à la couveuse : le facilitateur du collectif, le secrétariat et le gestionnaire (financier, RH). Chacun se répartissant un % du budget.
  2. Chaque année en AG, les rétributions des personnes sur ces rôles (il peut y avoir plusieurs personnes contribuant à un rôle) sont ventilées en avance donc chacun sait de combien il dispose pour l’année à venir et sur quels rôles. Il peut plus facilement s’auto-réguler.
  3. Tous les membres déclarent leurs contributions en indiquant la rétribution souhaitée même si en l’AG il n’a pas été décidé qu’il serait rétribué et même si le budget est déjà utilisé (ce qui est le toujours le cas car nous savons que le budget est insuffisant). Ces déclarations se font sur deux budgets :
    • Un budget « Fonctionnement 2021 » quand la contribution concerne un des rôles
    • Un budget « Contributions libres » quand la contribution est hors de ces rôles

Ceci nous permet alors en AG de :

  1. mesurer le coût réel des tâches nécessaires au fonctionnement de Kopen
  2. valoriser par la prise de conscience collective de toutes les contributions et de tous les membres même si cela n’a pas donné lieu à rétribution. Mais l’on peut aussi décider de rétribuer par décision collective en allant puiser sur d’autres réserves financières.
  3. décider de nouvelles règles en fonction de la réalité : est-ce que le % pris sur le CA des membres est le bon ? est-ce qu’il n’y a pas un rôle qui émerge ? est-ce que les personnes à rétribuer pour l’année à venir sont toujours les mêmes ou est-ce qu’il ne faut pas revoir la ventilation ?

Ce fonctionnement était beaucoup plus simple pour nous étant donné le montant du budget (faible, autour de 1000 à 1500€) et le petit nombre de contributeurs potentiels. Nous avions tout de même envie de mesurer les contributions pour être en capacité de prendre des décisions collectives sur des mesures réelles (sans nier le ressenti personnel). Ce mode de fonctionnement est aussi auto-formateur pour tout le monde afin d’apprendre une forme d’intelligence collective dans un contexte entrepreneurial. Ce qui est le but d’une couveuse ou CAE. Cela se vérifie avec toutes les questions que les membres se sont posées :

Est-ce que ce que je fais est une contribution pour la couveuse ?
Je n’arrive pas à savoir ce qui est juste comme rétribution, comment je peux évaluer cela ?
J’ai du mal à déclarer mes contributions car il est difficile pour moi de savoir le temps passé et je n’y pense pas tout le temps

C’est une discussion permanente et riche :grinning:

S’inspirer des méthodes agiles

Une voie possible existe en s’inspirant de Scrum et l’agilité

Peut-être que certains dans ta coopérative connaissent cette méthode (Scrum) pour conduire des projets en mode agile. C’est une autre voie que j’explore (de façon intellectuelle pour l’instant en attendant de trouver un espace où le tester).

Le principe est simple : organiser des sprints de contributions à intervalle régulier en mesurant en amont et collectivement la valeur de chaque contribution.

Cette méthode peut-être pratique

  • dans le cadre de projets collectifs encore en phase d’investissement. On sait que nous ne pourrons pas rétribuer à sa juste valeur mais nous souhaitons mesurer la valeur de chaque contribution. L’investissement pourra alors être rétribué plus tard si le projet aboutit financièrement ou si des sous entrent en cours de route (subventions, mécènes, …).
  • dans le cadre de projets formateurs : sensibiliser les contributeurs à une forme de conduite collective de gestion de projets et de mode de rétributions.
  • dans le cadre de projets produisant un objet commun (matériel ou pas)
  • dans le cadre de projets nécessitant à une répartition des efforts sur l’année pour être efficace comme des actions de communication : animation de réseaux sociaux, publications sur blog, tractage, …

Voici un exemple de mise en œuvre de ce principe :

  1. Un sprint dure un mois
  2. Tenir à jour un journal des contributions possibles : chacun y enregistre à tout moment les contributions qu’il souhaite faire (à horizon de 1 ou 2 sprints)
  3. Réunir les contributeurs une fois par mois pour ouvrir un sprint de contributions
  4. Faire une partie de planning poker sur les contributions pour en mesurer la valeur. Le but du planning poker est de donner une valeur relative à la contribution par rapport aux autres. Cette valeur va dépendre à la fois du bénéfice généré par la contribution et à la fois du coût de mise en œuvre.
  5. Prioriser les contributions pour sélectionner celles rétribuées dans le sprint qui s’ouvre.

Un budget est associé à ce sprint. Par défaut, s’il s’inscrit dans le cadre d’un budget contributif annuel, alors le budget du sprint est le budget contributif divisé par 12 (mois). Les contributeurs se répartissent le budget du sprint en fonction de la valeur décidée de chaque contribution lors du planning poker.

Exemple chiffré : le budget annuel est de 12000€. Le sprint qui s’ouvre va donc utiliser 1000€ (12000/12). Le planning poker et la priorisation des contributions permettent de retenir 10 contributions pour une valeur relative et totale de 98 : 6 contributions à la valeur de 13 et 4 à la valeurs de 5 (613+45=98). La contribution ayant une valeur de 13 est donc rétribuée à hauteur de 132€ : 1000€ * (13/98) = 132€.

Ce que l’on remarque dans ce modèle, c’est que la notion de temps passé sur une contribution n’apparait plus. Le planning poker est le rituel collectif permettant la régulation entre les contributeurs.

Conclusion

Je n’avais pas anticipé de conclusion mais voici ce qui me vient après ce temps d’écriture. A partir du moment où l’on dispose d’un budget financier, il faut choisir des règles d’utilisation en phase avec l’objet qu’il finance. Plusieurs éléments entrent alors en jeu : finalités souhaitées, durée d’utilisation du budget, taille de la communauté de contributeurs, capacité à tout rétribuer ou pas, mode de décisions sur les priorités, …

Ce qui est important est de garder à l’esprit la dimension apprenante du processus d’utilisation du budget contributif. Rien n’est jamais fixé et tout va évoluer. Le budget contributif doit donc être accompagné pour prendre soin autant des personnes que des enjeux collectifs.

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Merci Laurent pour cette réponse très riche.

J’aimerais creuser un peu plus le cas du passage en négatif du compte dédié au contributif.

Tu écris que le compte dédié au contributif ne devrait pas passer en négatif, pourtant en regardant le tableau des ventes d’Optéos, je constate qu’il passe en négatif en fin d’année 2020 pour le pôle Admin + Dev, ou le pôle Accompagnement. Donc il semblerait que la pratique à Optéos est bien d’autoriser le passage en négatif du compte contributif. Comment gérez-vous ce passage en dette pour les personnes contributrices ? Est-ce que vous stoppez la possibilité de facturer pour ces personnes, qui pourront le faire l’année suivante, et donc potentiellement diminuer d’emblée le budget contributif consacré au Pôle l’année N+1 ?

Pour Optéos je ne sais pas. Pour l’autre d’entrepreneurs où je l’expérimente, nous avons choisi de dépasser car notre but est de montrer le coût réel que serait « faire fonctionner ».

Bonjour Samir, je découvre l’échange. Merci Laurent pour ton retour super précis :-).
Dans le cas d’OPTEOS, nous avons eu deux années de croissance forte (avec un doublement du CA cette année). Les budgets contributifs pouvaient donc passer en négatif. En 2020, c’était même encouragé de ne pas s’inquiéter du budget car il y a avait beaucoup de travail mais aussi beaucoup de rentrée d’argent, mais pas assez de contributeurs. En 2021, le nombre de contributeurs a fortement augmenté (environ 25-30 dans la CAE qui se sont rétribués à un moment ou un autre), mais nous n’avions que peu de visibilité sur les rentrées financières.
Il a fallu avancer pas à pas. Ainsi, tous les 3 mois, avec le cercle d’orientation (composé des cogérants, des référents des pôles élus en ESC et d’un représentant des associés) , nous avons fait ce petit exercice assez rapide pour avoir un consentement sur le sujet :

Suite à un point financier et estimation des revenus et dépenses de la CAE, un budget dédié au contributif maximum était proposé. Ensuite, une première personne proposait une répartition budgétaire entre les différents pôles. Puis une seconde adaptait la première proposition en expliquant pourquoi elle modifiait la première. Puis la troisième modifiait la précédente en expliquant à son tour. Et ainsi de suite jusqu’à ce que plus personne ne souhaite modifier la proposition (c’est donc qu’il y a consentement).
On a commencé à miser sur 50% d’augmentation. Au final nous avons terminé l’année avec 100% d’augmentation, ce qui amené à voir à la hausse le budget contributif de quasiment tous les pôles. Dans la photo ci dessous, on voit la session du mois de juillet. Puis la session de l’automne (avec une estimation à 110 000 à répartir plutôt que 78 000).
image

Dans le cas d’un dépassement du budget du pôle sans validation par le cercle d’orientation, si c’est déjà trop tard, il faut trouver une solution (soit réduire le revenu de tous les contributeurs, soit accepter un dépassement, tout en fixant des règles pour pas que ça se reproduise sans bonnes raisons)

Merci pour cette contribution ! Comme vous êtes dans une phase de croissance, la question de la dette de la CAE vis-à-vis d’une personne contributrice s’est-elle réellement posée ou pas vraiment ?

Le problème à mon sens se pose si la CAE a une dette significative vis-à-vis de cette personne, et qu’elle n’est pas en mesure de payer sa dette immédiatement alors que cette personne en réclame le paiement dans le délai légal (pour des raisons économiques par exemple). Et je trouverais dommage de freiner la mécanique contributif, alors qu’on pourrait avoir des mécanismes de gestion de la dette. Il me semblerait intéressant de rédiger en amont un « accord de contribution », du même style qu’un « accord d’intéressement », ou qu’un « accord de participation », c’est-à-dire avec des règles claires qui encadrent la gestion de la contribution et donc de la dette. Je pense notamment à la mise en place d’une « réserve spéciale de contribution », dans le même ordre d’idée que la « réserve spéciale de participation » pour les accords de participation.

Ma réflexion actuelle va donc plutôt dans le sens de la création d’un « accord collectif de contribution » pour encadrer juridiquement et contractuellement le processus de contribution, de manière à prévenir tout litige ultérieur, et sécuriser le collectif sur la gestion des risques financiers, notamment l’impossibilité pour la CAE d’honorer la dette et donc de se retrouver en risque de contentieux avec une personne contributrice…

Une autre idée pour gérer la contribution consisterait à faire remonter la dette en part sociale : la personne contributrice sociétaire se verrait attribuer des parts sociales supplémentaires comme une manière de rémunérer sa contribution. L’avantage pour la CAE étant une meilleure maîtrise du remboursement des contributions (blocage possible du versement des contributions via les parts sociales), et une augmentation du capital social. L’avantage pour la personne contributrice serait une rémunération (éventuelle) des parts sociales, et des avantages fiscaux. Il y’a des mécanismes du genre dans les plans d’épargne entreprise.

Bref, voilà l’état de mes réflexions en la matière, en résumé, j’aimerais maîtriser les risques fiscaux et juridiques via un accord collectif de contribution, ce qui en plus permettrait de rendre le dispositif plus robuste et plus crédible vis-à-vis des pouvoirs publics, pour éventuellement en faire un dispositif légal…